Mon premier shabbat

Publié le par Jullian

Plus tard, avec Sarah, on fait les courses spécial shabbat pour bouffer le lendemain. Sarah est pratiquante et suit a fond tous ces rites religieux. Elle transige pas avec ça et applique toutes les règles, même certaines que d'autres israéliens ont jamais entendu parler ("Ah bon! On peut pas faire ça pendant le shabbat ?!"). On achète donc du pain, du tahini (pâte de sésame qu'on mélange avec de l'eau, du citron, de l'ail et du sel, et qu'on étale sur le pain - pas mauvais), des légumes, de l'eau, des biscuits. On fait ça maintenant parce qu'a partir du coucher de soleil ce vendredi soir jusqu'au samedi soir, si l'on pratique le shabbat, on ne peut rien acheter, on ne peut pas se ballader avec de l'argent sur soi (ni quoi que ce soit d'ailleurs, hormis ses vêtements). On peut pas allumer le gaz non plus, ni l'électricité, ni même une bougie, rien. Ce qui fait que le repas traditionnel est un plat qui est mis sur le feu la veille et cuit comme ça jusqu'au lendemain, sans qu'on ait besoin de toucher au feu. Dans cette même logique tordue, un juif pratiquant ne peut allumer ou éteindre la lumière, ni même demander a quelqu'un d'autre de le faire, mais si, par un heureux hasard, un goy comme moi passe par la et, voyant par exemple que Sarah traîne dans le noir, et que j'allume la lumière, y'a pas de souci (ou on peut utiliser des minuteries). On pourrait aussi aller au restaurant, si c'est moi qui paie, ou cuisiner, si je suis celui qui est aux fourneaux. Mais normalement, pendant le shabbat, les seules occupations sont la bouffe en famille, bouquiner, penser, dormir, prier et c'est tout. Ou faire l'amour, qui est une double mitzvah (double bonne action) parce que procréation et réjouissance du shabbat. "Salut poupée. Ça te dirait une petite mitzvah comme ça, pour faire plaisir a Dieu, vite fait, la." Pas de télé, pas d'ordi, pas de musique, pas de voiture (ni même aucun transport), on ne doit rien porter non plus (du genre un sac sur le dos), et j'en oublie. Après, chacun applique plus ou moins strictement les règles. Sarah, elle, fait tout comme il faut.

Elle m'a invit
é a venir avec elle a la "Maison Juive" ce soir même, pour les prières et le kiddush (bénédiction de la bouffe et repas) du vendredi soir. On se rend donc avant 18h dans une maison a flanc de colline. On est plus ou moins les premiers arrivés. Avec le couple qui gère l'endroit et quelques autres, on prépare la salle, étale des matelas par terre et des tables dans un coin de la pièce...Les gens arrivent petit a petit, se donnent du "shabbat shalom" chaleureux, se font des bises, discutent en hébreu. Je me sens un peu mal a l'aise, comme un intrus, un espion. Même si rien ne laisse penser que je sois considéré comme tel. Je réponds a mon tour "shabbat shalom" comme il faut, et si on commence a me parler hébreu, j'explique mon cas sur le ton du gamin qu'aurait pas fait son devoir de math, ou fait des blagues vaseuses sur le thème du "je suis un espion". Et on me répond en général : "Pas de problème. Tu es le bienvenue".

La pièce est bientôt pleine de jeunes israéliens, tous plus beaux les uns que les autres. Je les ai toujours trouv
é plus beaux que la moyenne, ça doit être le métissage, toute cette mixité. Le moment venu, on s'installe sur les matelas, et autour car il n'y a pas assez de place dans le grand salon de la baraque. La pièce est divisée en deux : femmes et hommes d'un coté, séparés par une petite cloison improvisée. Les hommes piochent une kippa (petit chapeau plat juif) dans un panier et se la mette sur la tête. Un mec religieux sans aucun doute, d'après sa dégaine, sa longue barbe et ses péotes (sortes de tresses près des oreilles), distribue des photocopies avec des prières en hébreu dessus. Je lui dis : "Desolé, mais je parle pas hébreu - Ah...". Pendant une seconde, il semble se demander ce que je fout la, puis il continue sa distribution. A ma gauche, un mec sort pour me rassurer : "Moi non plus je parle pas hébreu, et je comprend rien a ce qui est écrit la-dessus". C'est un juif de Californie, une sorte de caricature de petit juif américain comme on en voit dans les sitcoms comiques : petit, rond, chauve, avec des lunettes et un air de "loser" sympathique.

Les copies distribu
ées, ce meme type se met debout dans un coin, dans une direction bien précise on dirait. Le silence se fait et, livre a la main, il commence a ânonner des prières, tout en basculant son corps d'avant en arrière, et bougeant la tête de droite a gauche. Comme s'il cherchait a entrer en trans. L'assemblée lui répond de temps a autre. Tout le monde est plus ou moins absorbé dans ces prières, alors que la pièce se remplit encore, quelques "shalom" discrets, des kippas qui passent de main en main, et les cuisiniers indiens qui s'affairent et discutent l'air de rien. Ça dure un bon moment comme ça. Puis celui qui fait office de rabbin (c'en est pas un - encore - mais c'est tout comme) fait son apparition. Je suis pas sur que ce retard soit programmé, mais plutôt qu'il s'occupait de ses gamins en bas-age, dont on entend les pleurs de temps a autre. Il s'arrête, tout sourire, a l'endroit surélevé de la pièce, et adresse a tous un petit discours de bienvenue chaleureux. Il s'assoit au centre, du coté masculin, juste en face de moi. On fait tourner des livres de prières sorties d'un panier qui en est plein. Encore une fois, je passe mon tour. J'ai pas envie de prétendre être ce que je ne suis pas. La foule est encore plus nombreuse. On doit bien être une centaine maintenant. Je me tiens tranquille, en tailleur, fasciné par tout ce qui se passe, observant discrètement. J'ai l'impression d'être rentré dans un cercle secret, une secte mystérieuse ou une confrérie select. C'est drôlement excitant d'assister a tout ça.

Le "rabbin" entonne la première phrase d'un chant, bientôt suivi par toute l'assemblée. C'est un vieux chant que tous connaissent. J'apprends par la suite, pendant le kiddush, qu'il y a des tas de chants comme ça, dont ils connaissent les paroles, mais qui sont chant
és différemment selon les traditions. Ça peut être austère, comme Sarah en a l'habitude, mais ici ça ressemble plus a un chant de hippies joyeux, un shabbat a la sauce Devendra Banhart. Ils chantent sans retenue, avec tout leur coeur, sur un rythme entraînant. Certains ont des sourires extatiques, ou plus simplement joyeux aux lèvres. Le "rabbin" secoue la tête un peu a la manière d'un Stevie Wonder et se retourne les yeux pour ne laisser apparaître que le blanc. Plusieurs chants s'enchaînent ainsi, pendant près d'une heure. Je m'en lasse pas, je me sens bien, heureux. Ils chantent avec tellement de ferveur et de chaleur. C'est tres communicatif et je suis a deux doigts de m'y mettre. Mais j'ai pas envie de baragouiner n'importe quoi et encore une fois, de prétendre. L'américain a coté de moi est moins embarrassé, chantant approximativement les passages qui reviennent souvent, avec la voix la plus fausse qu'il m'ait été donné d'entendre. Vraiment un massacre. Et avec ça, il tape dans ses mains comme un furieux, et a coté du tempo naturellement. J'en ai les tympans qui vibrent douloureusement tellement il y va. A part lui, ça chante franchement bien. Certains improvisent meme des canons, des choeurs, des échos et contrepoints. C'est impressionnant, enivrant.

Un bon paquet de nouveaux arrivants se pointent sur la fin, ayant sans doute calcul
é leur coup de façon a éviter les prières et passer direct a la bouffe. Pour moi, c'est plutôt le calcul inverse qui m'aurait convenu. Pendant les prières et les chants, j'étais comme dans un cocon, anonyme dans le groupe. Quand vient le moment du kiddush, je me sens de nouveau comme un intrus. Les matelas sont poussés et de nouvelles longues tables disposées. On s'installe et c'est immédiatement un brouhaha de discussions, de rires, et de plats qui passent entre les gens. Naturellement tout se dit en hébreu et je suis complètement paumé. Sarah est un peu trop loin, a deux-trois places a gauche, de l'autre coté de la table. Elle m'envoie bien quelques bouées mais l'hébreu est trop omniprésent pour que ce soit efficace.

Avant d'attaquer la bouffe, le "rabbin" se fend d'un speech, une sorte de serment qu'il nous sert tout illumin
é. Je sais pas de quoi il parle, des petites histoires de tous les jours apparemment, qui aurait un lien avec ce qui nous réunit, avec la religion ou la morale. En tous cas, il fait rire tout le monde, comme dans un stand-up comedy. Après le show, il s'installe a son tour et commence le rite, récitant le kiddush, buvant le vin dans une coupe pour bénir le repas, passe la coupe a coté, qui est goutée et passée encore, et enfin rompt le pain, s'en garde un bout et le fait passer. Sur toutes les tables alors, on fait la meme chose, et on peu commencer a manger. Pain, tahini, salades et humus. L'ambiance est extrêmement conviviale, comme si c'était une grande famille, comme s'ils se connaissaient tous. Le repas est léger et bientôt terminé. Je n'ai plus que des discussions en hébreu a me mettre sous la dent, et avec ce sentiment de ne pas être a ma place qui ne me quitte pas, je n'arrive pas a m'imposer et lancer des conversations en anglais avec les inconnus qui m'entourent.

Un peu plus tard, le "rabbin" nous refait un nouveau sketch hilarant, et tout le monde se lève ensuite. On débarrasse, on fait la vaisselle, on discute, on se barre. Des petits groupes se forment. Sarah, investie comme elle est, est toujours au four et au moulin, aidant ici ou la. Je sors fumer une clope dehors pour me détendre. Une nana m'aborde et, me croyant sur le départ, me demande si mon hôtel est dans tel coin. Je dis que oui alors elle demande si je veux pas la raccompagner. Elle a pas l'air rassurée par le trajet dans le noir. Sarah est en pleine discussion avec la femme du "rabbin" alors j'accepte, ça passera le temps. Un bon quart d'heure de marche, discussion agréable. Je la laisse a son hôtel et entreprend de remonter la-haut, pour prévenir Sarah que je me casse et vais me coucher. Je passe par le raccourci qu'on avait pris de jour. Mais de nuit, sans lumière, c'est une autre histoire, et je termine les pieds dans une rivière boueuse. Mes belles chaussettes en laine arc-en-ciel sont maintenant marrons et dégoulinantes. Super, c'est bien mon genre, ça ! J'ose pas rentrer dans le salon avec mes panards boueux et attends a l'entrée une clope a la bouche. Sarah, passionnée par sa discussion, met un p'tit moment avant de me remarquer. Comment se sentir con en dix leçons...Je suis crevé. 41h que je suis debout. J'ai mérité une bonne nuit de sommeil.

Publié dans INDE

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article