Le Radeau de la Méduse
Samedi 14 mars 2009
Je me suis réveillé avec la ferme intention de me barrer de Kathmandu, par n'importe quel moyen, en bus de préférence. A priori, ce serait un bus de nuit le plus probable, donc je m'énerve pas trop, et me rends à la station de bus, après le petit déj et un peu de glandouille, donc vers 13h. Mon taxi-driver (dans l'incontournable Suzuki Maruti qui pullule au Népal) me demande où j'essaie d'aller, et me trouve tout de suite un bus qui va à Sunauli. Je suis un peu soufflé par la facilité à laquelle ça s'est fait. Toutes les agences en ville parle d'une mission impossible, et là, je me retrouve sur le départ en moins de deux. Aller-retour fissa à l'hôtel, avec empaquetage et check-out express. 14H, je suis dans le bus pour la « liberté » ;-)
Le « bus pour la liberté », c'est pas un express. Niveau rythme, ce serait un bon mix entre la tortue et la cigale dans les fables, et « Le radeau de la Méduse » pour l'ambiance. C'est un bon vieux bus local conçu pour les cul-de-jattes (on les met où les jambes ?) à fesses rembourrées. Je suis le seul « gora » (blanc) à l'horizon, et j'en fascine quelques-uns. Mon voisin de galère vient de revenir du Qatar (c'est fou le nombre de népalais qui sont allés bosser là-bas). Il retourne au village, content de retrouver sa famille, son beau pays, ses paysages sublimes, la bonne mentalité népalaise, et le foutoir généralisé et familier qui finit de lui faire comprendre qu'il est bien arrivé à la maison. Il a déjà bossé en Malaisie, à Dubai, et maintenant donc au Qatar. Il supporte pas l'endroit, mais y'a de l'argent à se faire donc il y retournera après deux mois par chez lui. Il me raconte qu'il lui est interdit de regarder (!) les femmes là-bas. Pas moyen de croiser le regard d'une d'entre elles. Face à des femmes, il doit baisser les yeux, ou il en prend pour son grade. A sa façon de le raconter, on dirait qu'il revient de la maison des fous, et c'en est surement pas loin.
La moitié des routes sont bloquées par les grèves, alors on est bon pour un tour quasi complet du Népal, et sans guide touristique au micro, une honte ! Il faut bien deux heures pour enfin quitter Kathmandu. On fait les premiers 100 mètres en 45 mn (pourquoi se faire chier à rouler dans ce cas là ?), ce qui doit être une espèce de record en soi. On s'arrête partout, tout le temps, histoire de bien remplir le bus. Même une fois lancé et loin de Kathmandu, on passe plus de temps à faire des pauses qu'à rouler? Ça semble exagéré, mais c'est la pure vérité. Pause thé, pause pipi, pause déjeuner, pause pour faire une pause, pause sans raison possible...Des pauses et encore des pauses. La chaleur dans le bus est étouffante. Ça roule et je somnole, ça s'arrête et je sors en titubant, prendre l'air frais et envahir mes poumons de tabac népalais. Une alternance qui me met dans un état second, et renforce l'impression de faire du surplace.
Ce matin, dans la ville frontière où je me rends, Bhairawa, il y eu un attentat à la bombe. Pas de victimes apparemment. Bon. Une bonne chose de faite, y'a peu de chances qu'ils (les maoïstes ?) fassent sauter la ville deux jours d'affilé, si ? Par contre, j'espère qu'ils vont pas fermer la ville et y concentrer la moitié de l'armée népalaise. Plus tard, à la 27ème pause, de nuit, je discute des nouvelles du front avec un groupe de népalais. Ils me disent que le lendemain, Kathmandu sera fermée, et le pays aussi. Des affrontements sont prévus entre manifestants (Qui ? Quoi ? C'est sans réponse – problème de langue ou pudeur sur le sujet) et le gouvernement/la police/les militaires. Quelles conséquences pour le pauvre « gora » qui essaie de passer la frontière ? Impossible à dire.
Je semble destiné à passer entre les bombes durant ce voyage. Au Liban, la guérilla éclate juste avant mon arrivée prévue, et recommence juste après mon départ ; à Gaziantep, en Turquie, un attentat a lieu quelques jours après mon départ pour l'Iran ; j'ai la mémoire qui flanche, mais je crois bien que y'a eu la même histoire à Istanbul, contre une ambassade, juste après mon départ ; encore à Connaught Place, dans New Delhi, que j'avais quitté deux-trois jours plus tôt, place où j'avais passé énormément de temps la dernière semaine ; et puis Bombay, où je devais me rendre quelques jours après que les attentats (mon prof de tabla d'alors, scotché devant la télé : « Oooooh...Not a good time to go to Mumbai, my dear Jullian. Stay in Varanasi … Fuckin' Muslims ! I would kill them all !). Heureusement que ça explose AVANT mon arrivée de temps en temps, sinon, je finirais par être suspect N°1. Je crois pas que ce soit une coïncidence, un malheureux concours de circonstances, ni que j'ai le chic pour me trouver dans les endroits où ça craint. C'est juste que le monde part sérieusement en couille, et que faire péter des bombes devient une chose aussi courante et banale que de piquer une colère. Y'a plus d'endroits qui soient à l'abri. Partout y'a des gens furax, désespérés, fanatiques, des minorités en quête de vengeance, de justice, d'indépendance ou d'une vie tranquille. Et partout, ils semblent en être arrivés à la même solution pour se faire entendre, la violence et l'épreuve de force.
Dimanche 15 Mars 2009
Les heures s'allongent, le temps devient élastique, puis immobile. On avance pas, et je me retrouve dans la brume totale, plus conscient de quoi que ce soit. On s'arrête à l'aube dans une ville. Je dors les yeux ouverts. On me sort de ma paralysie et me dit qu'on est arrivé à Bhairawa. Sans déconner ! Je suis à la frontière !? Ben c'était pas compliqué. Long et douloureux, mais facile. Je comprends pas trop, mais je reste pas sur place à dénouer le pourquoi du comment. Je prends un rickshaw qui pédale les 5 kilomètres restant dans le froid matinal. Un tampon par ci, un autre par là, pif paf, je suis en Inde. Ce poste frontière, c'est une vrai porte ouverte. Pas de barrière, pas de contrôle, le passage entre les deux pays est pas trop clair. Je crois bien que j'aurai pu passer sans problème sans visa, avec un kit complet du « Terrorisme pour les nuls » ou l'intégral des œuvres d'André Rieu et personne n'aurait rien trouver à y redire.
Je trouve un bus pour Varanasi (ou c'est lui qui me trouve plus précisément). Je négocie fortement parce qu'ils se foutent sérieusement de ma gueule. Et puis « 100 roupies pour les bagages, sir ». Et mon pied dans ton cul, c'est combien ? Je hausse « un peu » la voix, ils me font leur petit cirque genre il faut que j'appelle mon patron, acceptent en faisant la gueule et en me faisant promettre de dire à personne combien j'ai payé sinon ils me laissent sur la route. Mais bien sûr. Je m'injecte du tchai indien en intraveineuse pour tenir debout. Sans succès. Je me pose dans le bus vide, et me réveille sans comprendre une heure plus tard dans un bus à moitié plein. Les trois-quarts sont des jeunes français. Déjà qu'à Kathmandu on pouvait se sentir dans une colonie française, là ça fait beaucoup. Reste une jeune déesse coréenne et un canadien cinquantenaire pour faire office de diversité, et me tenir compagnie (c'est quoi le contraire de chauvinisme ?). Enfin, me tenir compagnie...seulement de temps à autre, parce que je suis plus vraiment de ce monde. Les yeux écarquillés de sommeil, comme un lapin sous prozac hypnotisé par des phares, le paysage et les heures passent comme dans une hallucination.
J'ai du mal à réaliser, mais je suis enfin de retour. Kashi. Bénarès. Varanasi. Home Sweet Home. Je partage un taxi avec la déesse pour se rendre à la Kumiko Guest House. Le chauffeur capte tout de travers, et on fait des tas de détours par des rues qui font la largeur même du rickshaw. Il passe son temps à râler tout haut, conduisant comme un furieux et arrachant un peu de peinture par ci, un bout de mur par là, rentrant dans une vache qui a l'impudence de se trouver sur le chemin et j'en passe... Derrière, on a du mal à pas éclater de rire. L'hôtel est complet mais « ma » chambre se libère demain. Parfait. Tout va bien. Bouffe au Shiva, douche, dodo, et me revoilà sur mes pattes, et prêt à reprendre vie après cette parenthèse népalaise.